LES LIVRES D’ARCHITECTURE

Notice détaillée

Auteur(s) Ouvrard, René
Titre Architecture harmonique...
Adresse Paris, R.-J.-B. de la Caille, 1679
Localisation Paris, BnF, Rés. V. 1885
Mots matière Architecture, musique, proportions
Transcription du texte

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L’Architecture harmonique est le premier traité entièrement dédié aux rapports entre musique et architecture, et le premier écrit à ce sujet par un musicien. Son auteur, René Ouvrard, exerçait au moment de la parution de l’ouvrage la fonction de maître de musique à la Sainte-Chapelle de Paris. Né à Chinon le 16 juin 1624, il fit en 1655 un voyage en Italie dont les détails restent encore flous (nous ignorons le nom de son mécène). C’est à son retour qu’il commença sa carrière. Maître de chapelle de la cathédrale de Bordeaux en 1657, maître de musique à la cathédrale de Narbonne en 1659, il devint en 1662 maître de musique à la Sainte-Chapelle de Paris, où il resta dix-sept ans. Sa correspondance avec l’abbé dijonnais Claude Nicaise (Paris, BnF, ms. fonds fr. 9360) fait état d’une intense activité musicale et souligne sa préférence pour le style italien ; mais aucune de ses compositions, motets ou opéra, ne nous est parvenue. Son premier écrit théorique, un traité de composition musicale, manifeste une prédilection affichée pour l’art combinatoire (Secret pour composer en musique, 1658). À partir des années 1668, Ouvrard publie à la fois des textes de mathématiques (L’art et la science des nombres, 1677) et de théologie (Studiosis sanctorum scripturarum biblia sacra, 1668 ; Motifs de réunion à l’église catholique, 1668 ; Défense des anciennes traditions de l’église de France, 1678) qui le révèlent proche de Port-Royal et d’Antoine Arnaud. Malgré la protection de Jean-Baptiste Colbert, ses sympathies jansénistes causent le départ d’Ouvrard de Paris en 1679 ; il se retire à Tours, où il détenait depuis 1668 un canonicat. Il se consacre alors à la rédaction du livre qu’il considère comme son œuvre majeure, pour laquelle il avait obtenu un privilège en cette même année 1668 : La musique rétablie depuis ses origines (Tours, Bibliothèque municipale, mss. 821-822), vaste projet bilingue latin et français, réunissant tout ce qui a été dit, écrit et fait sur la musique. L’œuvre reste inachevée au moment de sa mort à Tours le 19 juillet 1694. L’architecture n’apparaît pas parmi ses intérêts immédiats, sinon par le biais du langage des proportions : l’Architecture harmonique devait intégrer le Traité particulier des proportion..., complément à sa Musique rétablie.
La correspondance nous éclaire sur la genèse du traité : c’est Colbert qui lui demanda d’apprendre « quelque chose » à son fils Jules-Armand, surintendant des bâtiments (Lettre datée du 2 décembre 1678, à Paris). Dans l’épître dédicatoire, adressée à Colbert père, qui ouvre l’Architecture harmonique, Ouvrard définit d’emblée son rôle et sa démarche : « Quoiqu’il soit plutôt le rétablissement d’une ancienne doctrine que l’invention d’une nouvelle, je ne crains point de dire, qu’elle est préférable à beaucoup d’autres inventions, et que quand sa Majesté a proposé un Prix pour celui qui inventerait un nouvel ordre d’architecture, Elle demandait moins que ce que j’apporte aujourd’hui pour perfectionner ce bel art, puisque sans la doctrine des proportions harmoniques tous les ordres d’architecture ne sont que des amas confus de pierres sans ordre et sans règle. Les Anciens la possédaient et ne travaillaient que sur ses principes, comme je le fais voir par les mesures du temple de Salomon, qui est le seul édifice de l’Antiquité dont nous avons l’entière description. Les Grecs l’ont cultivée, les Romains l’ont cherchée : les Modernes en parlent sans la mettre en pratique, et il n’y a plus que le hasard qui la fasse rencontrer dans le bâtiments publics » (p. 2-3). Tout est là : la Querelle des Anciens et des Modernes, l’affaire du Louvre, le concours de 1671 pour la création du sixième ordre d’architecture, l’ordre national français ; la référence au « hasard », notion proche de la « fantaisie » que Claude Perrault, auteur d’une traduction commentée du De architectura de Vitruve (1673) et d’un Abrégé (1674) où il pose la question des fondements de la beauté architecturale. En ce sens, l’Architecture harmonique s’insère dans les débats déclenchés par l’Académie royale d’architecture récemment créée sur la constitution d’un langage architectural français, autonome tant du modèle ancien que de la référence à l’Italie moderne.
La proposition d’Ouvrard est claire : « Nous prétendons qu’il y a une telle analogie entre les proportions de la musique et celles de l’architecture, que ce qui choque l’oreille en celle-là, blesse la vue en celle-ci, et qu’un bâtiment ne peut être parfait s’il n’est dans les mêmes règles que celles de la composition ou mélange des accords de la musique » (p. 5-6). Le fondement mathématique et philosophique de la science musicale, héritage du Quadrivium fondé sur la doctrine pythagoricienne-platonicienne des nombres sonores, est le socle commun qui permet l’analogie entre les proportions musicales et les proportions architecturales. Pour ce faire, Ouvrard procède à une mise à jour du paradigme théorique. Conscient que la relation instaurée par les quatre nombres premiers composant la tetraktys pythagoricienne (1:2 = diapason, intervalle d’octave ; 2:3 = diapente, quinte ; 3:4 = diatessaron, quarte), ne suffit plus à donner raison de la proportionnalité architecturale, il emploie à bon escient le senario de Gioseffo Zarlino, qui élargit la série jusqu’à 6, de façon à inclure parmi les consonances des intervalles utilisés dans la pratique mais dont la ratio était encore considérée comme dissonante, en l’occurrence 4:5, tierce majeure ; 5:6, tierce mineure ; 3:5, sixte majeure ; 5:8, sixte mineure (G. Zarlino, Dimostrazioni armoniche, 1558). L’opération a deux conséquences importantes. En premier lieu, des relations qui n’étaient pas considérées comme consonantes le deviennent soudainement. On est donc légitimement en mesure de retrouver à l’intérieur du De architectura davantage de rapports harmoniques que ceux auxquels on pouvait raisonnablement s’attendre ; c’est ce qu’Ouvrard s’applique à démontrer dans la deuxième partie de son Architecture harmonique, à grand renfort d’exemples minutieusement tirés du texte vitruvien. Deuxièmement, Ouvrard définit les harmonies qui résultent du rapport entre les nombres par « accord », et nomme les intervalles non pas avec la nomenclature grecque, spéculative, de diapason, diapente, diatessaron, mais par le nom des notes Ut, Ré, Mi, Fa, Sol, La. Il ne s’encombre pas non plus de l’issue factuelle : la triade Ré, Fa, La est transposée au degré inférieur Ut, Mi, Sol, pour la bonne et simple raison que la triade majeure est plus agréable à l’oreille que la mineure. L’enjeu est de taille : Ouvrard passe d’une mesure universelle d’essence immanente (diapason, diapente, diatessaron désignent un domaine idéal) à l’état d’épiphénomène contingent, en l’occurrence les sons réels produits par l’instrument, dans ce cas « architectural ». Les bâtiments décrits dans l’Architecture harmonique sont en effet des immenses résonateurs dont le mécanisme rappelle autant celui des vases amplificateurs vitruviens que les machinæ phonurgicæ du père jésuite Athanasius Kircher (Musurgia universalis, 1650). Le prototype, à la fois biblique et classique (par la lecture qu’en avait faite un autre érudit jésuite, Juan Bautista Villalpando, In Ezechielem explanationes, 1595-1604), est le Temple de Salomon, qui « était ébranlé et faisait un bourdonnement et frémissement agréable », en raison de ses dimensions « accordées » au ton des trompettes et autres instruments joués pendant les cérémonies religieuses. Pour preuve, Ouvrard donne en exemple le pilier de l’arcade de la cathédrale de Tours, « qui tremble à vue d’œil et se remue dans l’espace de plus de demi-pied, au son d’une certaine cloche, et demeure immobile au son de toutes les autres, quoique plus proches de lui et plus grosses que celle qui le fait trembler » (p. 13). Héritier de l’esprit de la Renaissance, Ouvrard essaie ainsi de préserver la foi d’une harmonie universelle et de confirmer la validité ontologique du numerus par des démonstrations expérimentales. Mais sa tentative est destinée à faillir : l’approche empiriste de laquelle il se réclame infirme sa démarche.
L’ouvrage eut un accueil mitigé. François Blondel le reprend à son compte dans le Cours d’architecture (Cinquième partie, 1683, p. 756-760), sans lui faire complétement crédit (« cette doctrine n’est pas capable, comme il dit, de rétablir entièrement la bonne architecture, et d’y former des règles invariable », p. 760), tandis que Claude Perrault, dans son Ordonnance des cinq espèce des colonnes (1683), critique l’analogie musicale et le « mystère des proportions », sans jamais nommer Ouvrard (des raisons personnelles y sont peut-être pour quelque chose : comme le montre la correspondance, les deux hommes se connaissaient et ne s’appréciaient guère). L’Académie d’architecture fait lecture du texte d’Ouvrard pendant trois séances, les 1er, 16 et 23 octobre 1690, arrivant à la conclusion « qu’il y a plusieurs bâtiments antiques, de ceux que l’on a estimé, dont la distribution ne s’accorde pas précisément avec cette proportion harmonique ». Puis le traité tombe dans l’oubli : Christian Huygens définit l’Architecture harmonique comme « un petit traité extravagant » (lettre à Leibniz, juillet 1692). Au siècle suivant, en 1725, Sébastien de Brossard déplore la perte de cette « dissertation forte curieuse », introuvable depuis trente-cinq ans ans.
Si le texte d’Ouvrard a disparu dans la brume du temps jusqu’à une récente résurrection, sa proposition d’une analogie mathématiquement fondée entre musique et architecture, bien que fantasmée, a survécu. Sa mémoire, détournée, fut en effet assurée par le résumé fait par Blondel dans le Cours d’architecture, et surtout par la suite que lui donna ce dernier. Blondel élabore une analyse musicale de la base attique, dont les parties constitutives forment un accord parfait dans un mode plagal (phrygien, lydien ou éolien), et pousse son raisonnement jusqu’à apparenter les filets qui accompagnent la scotie aux notes fuses et semi-fuses « qui par leur modulation font goûter les notes essentielles des accords avec plus de douceur » (p. 759). Ce qui représente une trahison de la proposition d’Ouvrard, qui néglige non seulement les ordres, mais surtout leurs ornements. Cependant, la suite donnée par Blondel assure sa postérité : l’exemple de la base attique fut repris par Nicolas Le Camus de Mézières (Génie de l’architecture, 1780), et par les représentants de l’école italienne formés par Antoine Deriset : Tommaso Temanza, Francesco Ottavio Magnocavalli, Bernardo Antonio Vittone (qui transforme les accords de Blondel en une « cantilena di canto fermo », c’est-à-dire en une mélodie grégorienne (Istruzioni elementari, 1760, p. 367), Berardo Galiani, Girolamo Masi, Baldassare Orsini et Angelo Comolli. Encore au xixe siècle, la base attique sert de parangon pour argumenter et expliquer l’analogie existante entre musique et architecture (De Bioul, L’Architecture de Vitruve, 1816). Aucun de ces auteurs n’eut en tout cas la possibilité de lire la source originelle, ce qui ne les priva pas pour autant d’en imaginer le contenu. À l’instar de Rudolf Wittkower qui, bien qu’affirmant n’avoir pas pu consulter l’ouvrage, à partir du titre en tire des conclusions erronées (Architectural Principles in the Age of Humanism, 1949).
L’Architecture harmonique est donc un texte fondamental pour comprendre le rôle et le devenir de l’analogie musicale au sein des traités d’architecture, et éclaire d’une manière nouvelle la querelle des Anciens et des Modernes. La notion de « parallèle », reprise à la fin du xviie siècle par Charles Perrault pour décrire la crise culturelle du Grand Siècle (Parallèle des Anciens et des Modernes, 1688-1697), avait déjà était instaurée dès 1640 par Roland Fréart de Chambray dans un traité, le Parallèle de l’architecture antique avec la moderne (1650), dont Ouvrard reprend point par point les principales propositions. C’est donc à l’aune du domaine architectural que s’explique le champ littéraire, tant d’un point de vue chronologique (la querelle en architecture épuise sa force stimulante lorsque l’autre va voir ses premières polémiques), que théorique : la constitution d’un langage architectural national passe par l’inclusion – ou le rejet – du fondement mathématique (harmonique) du statut des proportions. Enfin, la réception de ce texte accompagne la naissance du langage esthétique, en offrant un point de vue privilégié pour comprendre le changement du champ sémantique associé à la notion de « musique », de référence ontologique à expression métaphorique. Œuvre unique, l’Architecture Harmonique invite ainsi à s’interroger sur le poids de traditions historiographiques et à reconsidérer certaines notions historiques réputées acquises.

Vasco Zara (UMR « ARTeHIS » 6298, Dijon – CESR, Tours) – 2018



Bibliographie critique

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Notice

Architecture harmonique, ou application de la doctrine des proportions de la musique à l’architecture. – À Paris : chez Robert Jean Baptiste de la Caille, rue Saint Jacques, aux trois Cailles, 1679.
30 pages. Frontispice, épître dédicatoire [4], Architecture harmonique [10], Addition à l’Architecture harmonique [3], Extraits de Vitruve [10], Des changements des proportions [3], Privilège ; 1 gravure [Table des intervalles musicaux, p. 8].
Paris, Bibliothèque nationale de France, Rés. V. 1885.
[Autres exemplaires : Lyon, Bibliothèque municipale, Rés. 367374 ; Bern, Bibliothek Kunstgeschichte, KMU Qbd 3 11 ; University of Essex, The Albert Sloman Library, p NA 2500 ; University of New South Wales Library, S M/9253].
* Notes :
- La police des notes de la gravure p. 8 vient de la typographie de Jacques I de Sanlecque (caractère de 25 mm.). Voir Laurent Guillo, « Les éditions musicales imprimées par Jacques I de Sanlecque, Jacques II de Sanlecque et Marie Manchon, veuve Sanlecque (Paris, c. 1633-1661) », Ch. Ballman & V. Dufour (éd.), « La la la… Maistre Henri ». Mélanges de musicologie offerts à Herni Vanhulst, Turnhout, Brepols, p. 257-295 : 266.